FOR A FEW SHORT STORIES MORE #12


 MATTAMOR

- Certains jours, je me sens si bien, comme si tous mes problèmes avaient disparu, évaporés d’un seul coup. Les ténèbres qui m'entouraient laissent si soudainement place à la lumière, qu’il m’arrive même de douter de leur existence. Un peu comme si j’avais passé plusieurs semaines prisonnier d’un mauvais rêve. Je pourrais alors déplacer des montagnes sans le moindre effort. Alors j’avale mon café en quatrième vitesse puis je quitte les vingt mètres carrés de mon appartement minable, comme pris par un besoin sauvage d’aller ressentir les pulsations de la ville. Cette même ville qui, hier encore, me répugnait au plus haut point. J’ai un de ces fameux petits lecteurs de cassettes portatifs, un walkman Sony avec un casque, c’est un cadeau de ma mère. Alors j’écoute de la musique en marchant. Juste marcher, rien d’autre. J’arpente les boulevards, les petites rues, les parcs, en ne me souciant pas le moins du monde de savoir si tel ou tel quartier est infréquentable ou dangereux. Difficile de faire pire que le mien de toute manière. Et puis je n’ai jamais rencontré le moindre problème. Evidemment, à force de pérégrinations locales, je connais Tromaville comme ma poche. Je sais son fonctionnement officieux. Quel gang contrôle quel quartier. Mais comme je vous l’ai dit, je n’ai jamais rencontré le moindre problème. Certains de ces “loubards”, comme vous dites, me saluent même poliment sur mon passage, sans doute surpris qu’un type seul ose s’aventurer aussi loin dans les bas-fonds de la ville. D’un hochement de tête ou d’un signe de la main, je leur réponds tout aussi poliment. Sans pour autant retirer le casque que j’ai sur les oreilles.

- Connaissez-vous personnellement certains membres de ces gangs, influents ou non, Monsieur Mattamor ?

- Absolument pas. Je les croise parfois, c’est tout. Ils sont soit indifférents, soit étonnamment aimables. Mais je serai bien incapable de reconnaitre l’un d’eux, sans ses attributs vestimentaires distinctifs. Vous savez, pour moi ce sont juste des dizaines de visages génériques, comme les autres passants. 

- Très bien. Monsieur Mattamor, vous disiez plus tôt écouter de la musique, de quel genre de musique s’agit-il plus exactement ?

- Je ne vois pas bien le rapport.

- Contentez-vous de répondre à ma question.

- Du hard-rock, Alice Cooper, Van Halen, AC/DC ou Dokken. Des choses dans ce goût-là.

- Ce sont des musiques violentes ça, Monsieur Mattamor. Et puis ce n’est plus vraiment de votre âge, vous n'êtes plus un adolescent depuis bien longtemps. Pas vrai ?

- C’est ridicule comme remarque. Elles m’aident juste à me sentir mieux, elles me donnent de la force.

- De la force pour quoi au juste, Monsieur Mattamor ?

- Pour marcher, m’aérer l’esprit et me délester un peu de la pesanteur de mon corps. Le volume assourdissant chasse les ténèbres qui me traquent et je peux laisser vagabonder mes pensées.

- Quel genre de pensées Monsieur Mattamor ?

- Vous pouvez arrêter de me servir du Monsieur Mattamor à chaque question s’il vous plaît !

- Très bien, je réitère donc ma question. Quel genre de pensées, Monsieur Mattamor ?

- Le même genre de pensées que celles qui me disent en ce moment-même : arrache les yeux de ce connard de flic qui te sert du monsieur Mattamor à chaque FOUTUE QUESTION ! Prends la cuillère qui est dans ton café, puisqu’ils sont suffisamment cons pour t’en fournir une dans une salle d'interrogatoire, et plante-la dans les orbites de ce FILS DE CHIEN !!! Est-ce là une réponse satisfaisante, officier Grady ?! Je laisse le soin à votre collègue silencieux de retirer la cuillère de mon café. Il servira au moins à ça.

- Inutile d’élever le ton et de frapper du poing sur la table. Il en faut plus pour nous impressionner que cette misérable démonstration de force, vous savez. J’imagine que vous avez une idée de ce qui va suivre ?

- Vous n’avez pas dit Monsieur Mattamor. 

- Monsieur Mattamor. Ça va, vous êtes satisfait, je l’ai dit. Vous avez une capacité à passer de la rage au calme le plus olympien en une fraction de seconde, c’est assez fascinant.

- Quant à vous, officier Grady, vous semblez englué dans un léger stress en permanence. Il finira par vous avoir. Et lorsqu’il n’aura plus rien à ronger, vous aussi vous aurez cette capacité.

- Effacez-moi ce petit sourire satisfait de votre visage. Vous croyez m’atteindre mais c’est totalement faux. Vous perdez votre temps. Monsieur Mattamor.

- Je ne perds pas mon temps, je m’amuse. Je marche sur l’eau avant de couler. Je sais que vous avez découvert mon “Nid”. Je sais aussi que le dossier jaune que tient dans ses mains tremblantes votre collègue silencieux est rempli de photos, de témoignages et que sais-je encore… Inutile de les éparpiller sur cette table et de me sortir votre grand numéro.

- Avant d’aller plus loin Monsieur Mattamor, souhaitez-vous attendre l'arrivée de votre avocat ?

- A quoi bon ? Vous avez saccagé mon “Nid”, c’était mon sanctuaire, mon petit sanctuaire privé. Mon endroit.

- Soyons clair Monsieur Mattamor, ce sont des aveux ?

- Ce sont des aveux depuis le départ, officier Grady. Vous savez, l’euphorie des grands jours dont je parlais plus tôt, c’est comme une drogue, la plus puissante des drogues. Et la descente est vertigineuse. Alors il me fallait un truc, un rituel qui me permette d'affronter les ténèbres à venir. Je n’ai trouvé que ça.

- Votre nid ?

- Oui… un sublime sanctuaire que j’ai bâti laborieusement, pièce par pièce, morceau par morceau… sélectionnés avec minutie. Et dont il ne reste rien.

- Pourquoi des enfants, Monsieur Mattamor ?

- N’attendez pas de moi que je vous chante le grand couplet de l’innocence volée et de la pureté traînée dans la boue. Ces trucs-là, c’est des conneries. Ça fait plaisir aux avocats, ça rassure les juges et ça fait bander les journalistes. La vérité, c’est que c’était juste plus facile.

---Extrait de l’enregistrement audio de l'interrogatoire du 8 décembre 1986 dans l’affaire James Leroy Mattamor mené par l’Officier Thomas Grady et l’agent Dennis Cotton, commissariat de Tromaville ---


EAT OR HIT

More Horror ! More Blood ! More Action !